Les "Fatra Péyi" de Jean Marie THEODAT
Né en 1961 à Port-au-Prince, Jean Marie Théodat a réalisé toutes ses études universitaires en France. Il a ensuite enseigné au niveau collège, avant de devenir maître de conférences en géographie à l'université Paris 1. En 2010, après le séisme, il décide de revenir en Haïti pour travailler à la reconstruction du système universitaire. Il poursuit cette mission aujourd’hui en tant qu’Expert Technique de la coopération française en Haïti.
Pendant son temps libre, Jean Marie THéodat rédige également une chronique dans le Nouvelliste, dont le fil conducteur est la notion de « fatras ». Il décline le fatras sous toutes ses formes, concrètes et symboliques, apportant un éclairage original sur des aspects de la vie quotidienne haïtienne souvent oubliés ou occultés. France Alumni Haïti vous proposera régulièrement de découvrir ou de redécouvrir cette chronique « sans concession et sans acrimonie, qui n’applaudit ni n’incrimine » (- JMT, « Fatras », Le Nouvelliste, 14 Juillet 2015).
Numéro 1
"Les Coups de Balais"
La vie des poubelles est intimement mêlée à celle des balais, des balayeurs et autres instruments de collecte dont la fonction consiste à pousser au rebut les choses de la vie dont plus personne ne veut. Pas de balais sans poubelles, pas de poubelles sans balais. C’est ainsi, et c’est pour la vie.
Il y a des balais en bois dont le plumet est fait de latanier, ce sont les plus courants en ville. Il y a des balais de plume, de pite, et de papier, il y a des balais en plastique ; il y a des balais sans plumet aussi, juste une hampe. De simples bâtons qui ont perdu leurs bouts et dont on se sert pour dégager les boyaux d’une rigole bouchée après la pluie. Il y a des balais de soie, dont on se sert pour chasser les chimères, lorsqu’elles empiètent sur le terrain des vivants. Des balais de fer pour dresser les passions, des balais de fumée pour chasser les moustiques, des balais de clairin pour éloigner les idées noires. Il y a des balais de sorcière. Il y a des balais de toutes les factures.
Il y a des poubelles en proportion. Il y a des poubelles dont le creux est si profond que nos larmes entières auraient pu y tenir sans jamais déborder d’une seule goutte. Il y a des poubelles en osier, des poubelles en roseau, des poubelles en plastique, ou de simples bassines dont la grossièreté de la matière les assigne à des usages ignobles et sans gloire. Comme de recueillir les confidences des fesses, les restes des ossuaires débarrassés de leurs morts, les chutes de cheveux des coiffeurs de la ville, les copeaux de la menuiserie d’en face. Il y a des poubelles d’argent pour enchâsser les promesses d’avenir, des poubelles de platine pour enterrer les bonnes intentions et des poubelles de plomb pour vomir sans façon sa bile et sa passion sans salir ses bottes ni manger son chapeau.
"Je me souviens des ordures de ma jeunesse..."
J’en ai connu des poubelles, j’en ai donné des coups de balais.
Je me souviens des ordures de ma jeunesse et des seaux de choses sales qui donnaient une certaine densité à ma journée comme au tas d’ordures qui occupait constamment le carrefour de la rue du Centre et de la rue des Césars. Ce tas d’ordures où aboutissaient les poubelles des maisons du quartier, était ramassé une fois par semaine par un camion de la commune. J’attendais avec impatience ce moment précis du samedi après midi où le camion, d’un jaune merdeux, stationnait à l’angle des deux rues et que le chauffeur. Le chauffeur, un gars jovial et beau parleur, s’appliquait à draguer les marchandes installées sur les trottoirs. Tandis que trois de ses collègues débitaient à la pelle, à la fourche ou au râteau le tas de choses informes qu’ils faisaient passer d’un geste routinier de la chaussée à la benne, lui contait fleurette aux jeunes paysannes qui pouffaient de rire dans leur tablier.
Et moi qui étais reste-avec, je transportais les poubelles, de la maison au tas d’ordures, du tas d’ordures à la maison, où m’attendait la patronne, son aune de bois sec à la main, en me disant de faire vite et de laisser la place nette. Entre deux coups de balais, deux seaux de fatras, ce tas d’ordures prenait des proportions dont la densité et la teneur n’ont cessé d’intriguer ma jeunesse et continuent d’occuper mes pensées ce matin.
C’est à cinq heures que commençait le mouvement du balai qui jour après jour rassemblait les ordures et rapprochait de la poubelle les objets, les pensées, les passions dont l’usage et l’usure avaient abouti à leur transformation en déchet. Vieux cahiers déchirés, vieilles dentelles et feuilles mortes se retrouvaient ensemble, amassés en tas, non pas par l’imagination délirante d’un poète baroque qui aurait le goût du paradoxe ludique, mais tout cela se retrouvait happé par le rituel routinier des coups de balai qui encadraient mes journées. Celui qui ouvrait la journée de travail, à cinq heures du matin, juste avant le point du jour. Celui qui bouclait la journée de labeur, à cinq heures du soir, juste avant la tombée de la nuit.
Le balai du matin était parfaitement superfétatoire et ne servait à rien d’autre qu’à ouvrir, sous des augures favorables, le seuil de la maison où rôdent parfois les esprits des ténèbres.
Le coup de balai du soir était le moment de vérité, celui que préféraient les chineurs et que recommandait la maréchaussée soucieuse d’une certaine tenue de la ville et de l’hygiène publique.
Chacun son coup de balai, mais moi celui que je préférais était le coup de balai du soir : toujours plus riche et plus sérieux. Le propos était alors de faire place nette, de mettre dans le même sac, les restes de cuisine, les rebuts de chantier, les rendus de trop-plein, les choses dont on voulait se débarrasser pendant qu’il était encore temps. On les mettait dans un coin. De la maison d’abord, du quartier après, à la décharge publique ensuite, loin de la ville, à bonne distance des vivants et des morts.
Je me souviens de mon enfance, du grattement régulier des balais de latanier, de l’odeur du premier café du matin, dont je ne sentirais que le fumet, sans jamais connaître l’arôme. Madame qui était couturière préparait les patrons et détaillait les pièces de tissus à l’aune de sa mesure en bois. Elle s’en servait également pour barrer la porte de l’atelier la nuit. Tout en balayant le perron, je devais chanter un cantique à Legba, le gardien des entrées, celui qui tient les clés de la maison. Legba, le maître des chemins, celui qui ouvre des clairières au milieu des ténèbres pour asseoir en pleine lumière les vivants qu’il a choisi d’honorer de ses faveurs.
« On finit tous par monter à bord »
« On finit tous par monter à bord » disait Maurice, le chauffeur du camion jaune. Avec son air espiègle il s’adressait aux marchandes qui n’étaient pas toutes insensibles à ses blagues salaces, et attendait son heure. Moi, je le trouvais philosophe de continuer à essayer ses charmes au milieu de tant de puanteur. Il avait l’air totalement insensible aux miasmes, imperméables aux odeurs, inaccessible à la puanteur. Et ca marchait. Il embarquait de temps en temps dans son camion une donzelle au sourire éclatant. Moi j’attendais mon heure en remplissant des seaux de fatras.
Depuis, j’en ai rempli des poubelles, depuis, j’en ai vidé des seaux. Et Legba n’a toujours pas tenu ses promesses. Donc ce sont d’autres ordures, en moi que j’ai créées. Reste-avec de moi-même, je continue de balayer, en attendant tranquillement mon tour de monter dans le grand camion, de sauter par-dessus l’épaule des éboueurs. Pour aller me reposer, enfin, dans la rase campagne, sous le grand mapou, au milieu de la décharge publique parmi les peigne ti-dents, les mèches de cheveux, la vieille étole, la casserole crevée, le vieux réchaud, l’assiette en aluminium, les pantalons déchirés, les manuscrits infâmes dont même la cheminée n’a pas voulu. Là-bas, je retrouverai des copains, reste-avec comme moi, je leur dirai « salut ! » et je leur raconterai mes balais, mes poubelles, mon pain de sucre, mon miel, ma solitude.
JMT, « Les Coups de Balais », Le Nouvelliste, 21 Juillet 2015